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Le blogue de Paule Doyon

Discours pour l'écureuil-2

Rédigé par Paule Doyon Publié dans #écureuil

Discours pour l'écureuil-2

Qui peut nous apprendre – à part la solitude – qu'on peut, sans aucune des drogues dont s'empiffrent les enfants de ce siècle, parvenir à voir nimbés de lumière les moindres grains de sable entre les pierres entassées au fond de la rivière, rien qu’en fermant les yeux? Quand un monde est trop loin, trop minuscule ou trop voilé, il faut le regarder sur l'écran des paupières fermées après un long désir. Ce regard intérieur dépasse la perception du regard habituel. Tout y est éclairé de l'intérieur. De sorte que chaque détail étincelle. Observer la matière avec une telle intensité que le voile des dimensions se déchire pour laisser pénétrer l'esprit. Alors on peut se baigner dans l'infiniment petit et nager dans sa clarté dans une sorte d'extase qui dépasse celle qu'éprouve le corps dans l'amour physique. Les artistes et les mystiques atteignent par instant cet état subconscient de perception où l'esprit peut voyager dans la lumière, se poser sur l'aile des papillons ou se faufiler à travers les grains fins des pierres.

***

Est-ce la grenouille ou l'oiseau qui parle en ce moment? Combien de mondes habitent ici? L’univers des fleurs est-il plus parfait que celui des papillons ou celui des libellules bleues aux longues ailes diaphanes? Elles volent, s'arrêtent, repartent, légères, au-dessus de l'étang, se croisent à une vitesse vertigineuse sans jamais se frapper au cours de leur chasse aux insectes dans le ciel des fins d'après - midis. Prototypes de nos futurs avions que la grenouille digère abondamment. Tant de merveilles anéanties en un instant. Tant de drames. Pourquoi inventer des histoires? M'enfouir plutôt le nez dans le grand livre de la nature, comme les fraises dans la mousse, pour découvrir cet univers occulté.

Une marguerite se balance à deux pieds de ma chaise, d'autres l'accompagnent un peu plus loin en hoquetant de la tige. Les deux pieds sur la cité des fourmis je surveille leurs courses frénétiques. Leur taille fine, brune, leurs deux extrémités noires. Elles vont et viennent à vive allure au-dessus de leur ville de laquelle je n'aperçois que les trous d'aération. Par-là, elles tirent leurs proies. Quelle activité monstre doit régner là-dessous : Montréal à midi. Derrière une feuille deux fourmis se chamaillent pour une mouche. Chacune la traîne victorieusement pendant un instant du côté de sa propre cité. Qui gagnera? Leur patience infinie use la mienne. Je m'en vais du côté de l'eau continuer de défricher un coin de rivière de sa forêt de pierres. Opération aussi vaine que la lutte des fourmis. Le courant fort des eaux du prochain printemps en déterrera autant.

Au-dessus de ma tête, une flotte de nuages blancs avance dans le ciel des hommes. Ici le ciel est étroit. Il niche dans un cercle de montagnes, de forêts. Les épinettes, les pins et les sapins balancent doucement leurs aiguilles. Rien de dramatique ne se dégage d'eux. Pourtant de temps en temps l'un d'eux s’effondre sur le sol. Presque toujours quand je ne suis pas là, comme s'il voulait sa mort discrète. C’est ainsi que les arbres meurent, discrètement quand on ne les abat pas. Géants défaits par de minuscules créatures. Le temps tisse d’abord autour de leurs branches un linceul d'argent, transforme leur lente mort en oeuvre d'art. Faut-il abattre les arbres blessés ou laisser la nature s'arranger avec ses morts? J’opte pour la non-intervention. Il y a tant à faire chaque jour pour empêcher que des milliers de petites pousses grandissent et envahissent dans peu d’années mon espace pour m'asseoir. Malvenu serait ici l'homme qui plantait des arbres !

L'oiseau siffle encore une fois son air passeport pour je ne sais quel étrange pays du langage. Tous ces mondes qui m'entourent et m'excluent. Est-ce que j'existe pour eux? Les fourmis, sous mes pieds, sont-elles réunies en cercle dans quelque chambre souterraine à se demander si l'homme existe? L'une ose prétendre que oui, mais cette affirmation déclenche un éclat de rire général, elle se rétracte aussitôt. Et la vie reprend là-dessous. Les plus petites, minces comme un fil, courent d'un monticule à l'autre, hument chaque brin d'herbe, contournent les obstacles ou passent par-dessus, chercheuses infatigables qui ne prennent aucun repos poursuivant leurs courses ondoyantes sur le sable, niant mon existence, pendant que je les observe...

à suivre...

Livre publié sous le titre de : La vie à petits pas.

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