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Le blogue de Paule Doyon

RENÉ

24 Mars 2014 , Rédigé par Paule Doyon Publié dans #Nouvelle

                                        RENÉ

Il s'appelait René. René qui?... j'ai oublié. Pourtant, je me souviens très bien de son visage. Un visage long aux traits un peu figés. Surtout, je me rappelle ses paroles prononcées d'une façon si morcelée que je le pris d'abord pour un attardé mental. Ce n'est qu'à force de le côtoyer tous les jours et de lui poser question sur question que je parvins à me faire une tout autre idée de sa personne. Mais il me fallut d’abord apprendre à déchiffrer ses réponses. Elles sortaient de sa bouche en mots si malaisément articulés, qu'à essayer de les traduire j’en perdais le sens des phrases. Ainsi je crus comprendre pendant au moins une semaine, qu'il venait de perdre sa femme, qu'il avait, malgré ses soixante-dix ans, un enfant d'un an qu'il élevait seul et qui habitait pour quelques mois chez sa sœur, car maintenant il passait l'hiver au bord de la mer ! Cette phrase était, de toutes celles qu'il m'avait faites jusque-là, celle qui m’apparaissait la plus claire. La mer, juste derrière lui, m’illustrant sa pensée, comme dans les albums pour enfant, les images rendent le texte limpide à celui qui ne sait pas lire. Et j’étais à l’égard du langage de René, une analphabète.



Pourtant, dès la deuxième semaine je m’imaginai le connaître autrement mieux. Sa femme n'était pas morte tout récemment, j'avais mal compris. Son décès remontait à plusieurs années. De plus, je découvris qu’il avait possédé, jusqu'à sa retraite, une importante compagnie de produits d’une marque très réputée. Il me paraissait évident que sa femme devait avoir géré cette affaire à sa place, je ne le voyais vraiment pas comment… aussi, à la mort de sa femme, le pauvre homme avait sans doute été forcé de prendre sa retraite. Mais m’intriguait toujours ce jeune enfant qui dépendait de lui et qui était heureusement sous la garde de sa sœur?



Il me fallut une autre semaine pour corriger mes nouvelles erreurs. Car, il s'était marié il y avait quarante ans et avait vécu seulement un an avec sa femme qui était décédée à la naissance de son fils, qui avait maintenant trente-neuf ans. Donc son fils ne restait plus maintenant chez sa sœur. Il lui téléphonait une fois par semaine. Je n'étais pas encore certaine de qui téléphonait à qui, mais je saisissais tout de même l'incompréhensible: c'était lui tout seul qui avait géré sa compagnie. Cela me parut un mystère inextricable, jusqu'à ce que je découvre où il se rendait chaque après-midi à la même heure…


J'y mis bien une autre semaine. Ce ne fut pas cette fois en lui posant des questions que je compris, mais en l'écoutant m'en poser une. "whhhosst tème èss it ?" me demanda-t-il fièrement. Après un long, long, moment de réflexion, je saisis qu'il suivait des cours d'anglais… Ce qui me fit comprendre que ce n’était pas son cerveau, mais sa langue qui avait de la difficulté à communiquer avec moi. Il était donc paralysé!


À la fin de la semaine suivante, j'avais tout déchiffré : c'était un infarctus qui l'avait forcé à vendre sa compagnie et l'avait laissé handicapé. De plus, j'avais aussi décodé, que c'était le fils qui appelait le père à une heure précise chaque soir. De plus, j'étais devenue pour René une personne de grande confiance.



C'est pourquoi un bon matin je le vis venir vers moi tout souriant pour me demander si je pouvais lui rendre un grand service. J'étais prête à le lui rendre si cela était dans ma compétence, répondis-je. Je le suivis donc, comme il m’invitait à le faire, jusqu'à la plage tout près, afin qu’il puisse m’expliquer avec plus de précision, me dit-il, ce qu'il désirait. Il m'entraîna à proximité d'une belle jeune fille, merveilleusement bronzée, endormie sur la plage. C'est exactement ce que je désire, me dit-il, la même couleur, les mêmes formes, la même grandeur, je la regarde chaque jour quand je passe et j'en veux une identique à celle-là... Je le trouvais assez exigeant à vrai dire. Je n'étais pas sûre de pouvoir lui en trouver une exactement pareille… mais je promis que j'essayerais et je regagnai mon appartement, perplexe.



Dès le lendemain il vint s'informer nerveusement voir si j'avais fait des recherches... il avait tant de difficulté à se déplacer, me rappela-t-il, qu'il lui était difficile de chercher lui-même... d'ailleurs à part ses cours d'anglais, et on venait le prendre à la porte, il n'allait pas plus loin que l'hôtel d'à côté... or celles qui étaient là étaient toujours occupées. Je cherchais que je lui dis, mais je ne pouvais pas l'assurer que je trouverais... mais je faisais mon possible. Il allait me quitter quand, l'air un peu hésitant, il ajouta : "je ne sais pas si ce serait trop vous demander, j'aurais un autre petit service..."


- Mais non... le rassurai-je, allez-y !

- Si vous m'en trouvez une, me dit-il... (je traduis, car vous ne comprendriez pas aussi vite son langage) est-ce que vous ne pourriez pas en même temps regarder aussi pour une valise... de la même grandeur qu’elle... parce que j'aimerais bien la ramener avec moi au Canada... c'est si difficile à trouver pour moi, vous savez, comme ça je serais sûre de l'avoir encore pour l’hiver prochain !



Je commençais à le trouver vraiment bizarre... la transporter dans une valise ? Et puis pourquoi pas demander à quelqu'un d'autre l'hiver prochain de lui en procurer une nouvelle? Ce n'était pas à Miami que ça manquait. Mais enfin, pour la valise... ce serait plus difficile, dis-je, simplement pour ne pas lui faire sentir que je trouvais sa demande excentrique. Je commençais de plus en plus à avoir hâte d'en trouver une, avant qu'il me demande de lui ramener un objet encore plus surprenant pour aller avec…

Toute la semaine je parcourus la Collins Avenue et flânai longuement chaque soir au petit centre commercial dans le but d’y côtoyer des touristes québécois qui auraient peut-être pu me renseigner sur l’endroit où j’aurais pu dénicher celle que je cherchais pour René. Ils disaient tous regretter de ne pouvoir m’aider. Ils en avaient tous trouvé une très jolie pour eux -même, mais n’avaient pas l’intention de la céder à quiconque, même pas pour faire plaisir à un handicapé… car ils en avaient encore pour quelques mois en Floride. Bien sûr, je les comprenais.



Heureusement dès le dimanche soir suivant, ce fut fait. J’avais trouvé! Le hasard m’avait conduite au bon endroit et je tombai exactement sur celle qu'il désirait. Je la traînai par le bras jusqu'à son appartement malgré qu'il était passé minuit. Je n'avais pas envie de la garder dans ma chambre toute la nuit, craignant de ce qui aurait pu arriver… j’aurais pu m’y attacher et vouloir la garder pour moi tant elle était parfaite. Je m'excusai pour la valise, disant que je n'en avais pas trouvé une de la bonne dimension, n'osant pas lui avouer que je n'avais pas non plus cherché...



J'avais très hâte au lendemain pour voir s'il serait satisfait. Il était neuf heures quand je sortis le lendemain matin. Il était déjà dehors. Je compris à son sourire qu'il était très heureux. Il avait déjà revêtu son maillot de bain et était étendu sur elle au soleil près de la mer…


- C'est exactement la chaise que je désirais! me dit-il, à peu près… merci beaucoup de l'avoir achetée pour moi... j'espère bien trouver aussi une valise avant la fin de l'hiver. Puis, toujours confortablement installé, les mains jointes au-dessus de sa tête, il prononça la seule phrase qu'il arrivait à articuler parfaitement bien, peut-être parce qu'il la répétait toutes les dix minutes: - Ce qu’on peut tu être bien en, en Floride !

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G
J'aime bien cette histoire
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